L’ Éden-Concert, situé 17, boulevard de Sébastopol, était un café-concert un peu à part. Il avait été fondé en 1881 par un dénommé Castellano, ancien acteur, qui voulait en faire un lieu de rendez-vous élégant. Dirigée par Mme Saint-Ange, la veuve de Castellano, cette salle avait su garder au fil des années la réputation d'un endroit où le bon goût régnait.
Impossible de nommer tous les artistes qui passèrent à l’ Éden, mais citons au moins, du côté des hommes:
Villé,
Limat, Régiane, Chevalier, Albin, Maréchal, Yvain, et bien sûr Polin. Et du côté des femmes: Dattigny, Liovent, Boisselot, Dufresny,
Mazedier,
Micheline, sans oublier une certaine Yvette Guilbert qui y chanta Le Fiacre.
Le chef d'orchestre avait d'abord été un certain Fournier, puis, dès 1882, Tac-Coen qui y resta quatre ans, et enfin
Paul Blétry, tous deux auteurs de nombreux airs de chansons et d'opérettes.
Francisque Sarcey lui-même, qui savait ne pas être tendre avec le café-concert, ses «chansons bêtes à pleurer» et ses «artistes au-dessous de tout», aimait fréquenter l’ Éden-Concert. Il faisait en particulier grand cas de Villé. Ses chroniques du Temps en portent la trace.
Comme dans tous les caf' conc', on venait à l’ Éden pour boire et fumer, tandis que les artistes venait tour à tour dire deux ou trois chansons. Selon la mode de l'époque, on pouvait y entendre dictions, tyroliennes, paysanneries, monologues ou autres, accompagnés par un orchestre composé de pas moins de 30 musiciens.
Mais l’ Éden devait en grande partie sa renommée à ses soirées classiques de vieilles chansons, communément appelées les vendredis classiques. Ces soirées hebdomadaires, inaugurées en juin 1885, étaient consacrées aux auteurs des générations précédentes. On y chantait les chansons de Béranger, de Désaugiers, de Nadaud, puis on y jouait une petite pièce.
Ces fameux vendredis ont perduré, et le 500e a été fêté en novembre 1894, avec en prime une intervention de Sarcey. Leur succès fut tel qu'il arrivait, dit-on, qu'on y refuse plusieurs centaines de personnes. Dès 1889, l’ Eldorado reprit l'idée et organisa également des soirées classiques chaque vendredi.
Ce n'était d'ailleurs pas la seule innovation imaginée par madame Saint-Ange, qui, en 1891, avait institué des matinées destinées aux enfants des écoles (chaque jeudi après-midi, alcool et tabac proscrits!).
On n'allait pas seulement à l’ Éden-Concert pour écouter les chansons. On y venait aussi pour ses pièces de théâtre, qui contribuaient largement à sa réputation. Certains n'ont pas hésiter à désigner cette salle comme «la Comédie-Française des cafés-concerts».
Chaque année, on créait sur la scène de l’ Éden une dizaine de pièces en un acte: des vaudevilles, des comédies ou des opérettes, la frontière entre les genres n'étant d'ailleurs pas toujours très nette.
Ces pièces étaient écrites par les spécialistes du genre: B. Lebreton, Henry Moreau, Albert Lambert, Gardel-Hervé, Maxime Guy, Maurice Millot, Hermil et Numès, et tant d'autres dont le nom ne nous dit plus rien aujourd'hui. Le vaudeville est un genre qui semble inépuisable! Ce qui est certain, c'est qu'on y riait de bon cœur.
Par ailleurs, de nombreux vaudevilles datant des années 1840 à 70 étaient repris. Ils n'étaient souvent joués qu'une semaine, quand ce n'était pas simplement à l'occasion d'une soirée classique. Certains étaient empruntés à des auteurs connus, comme Labiche, mais la plupart n'évoquent plus rien (qui connaît Le chatouilleur du Puy-de-Dôme de Chivot et Duru ? ou La niaise de Saint-Flour de Bayard et Lemoine ?).
On y jouait aussi des scènes plus brèves, qui ne faisaient souvent intervenir que deux ou trois artistes: monologues, saynètes, pochades, scènes lyriques, cantates, pantomimes… Ainsi, la troupe devait être capable de jouer la comédie comme de chanter, de mimer comme de réciter.
Enfin, il y avait la traditionnelle revue de l'année, fort à la mode dans tous les cafés-concerts.
À l'époque où Polin y était, on a pu voir à l'Éden-Concert les revues de fin d'année suivantes (certaines sont présentées plus en détails sur cette page) :
L’ Éden-Concert dut fermer ses portes en 1895, et ce sont les grands magasins Pygmalion, propriétaires des murs, qui réinvestirent les lieux. La chanson vaincue par la bonneterie… Cette disparition sera unanimement regrettée.
Le meilleur hommage rendu à Mme Saint-Ange est peut-être ce vendredi classique qui revient peu après… comme personnage de la revue de fin d'année du Divan Japonais!